CHAPITRE XI
Cette fois, Stréhor n’hésita plus à prendre place devant la table ; l’intermède de la pergola avait été physiologiquement efficace ; manger était devenu pour lui un besoin trop impérieux pour ne pas primer toute autre considération. Il en allait de même pour ses commensaux. D’ailleurs les nourritures offertes étaient vraiment succulentes ; Karel en vint même à confier mentalement à Frann qu’il n’imaginait pas autrement la bonne vieille science gastronomique terrienne qui avait certainement dû atteindre le même niveau de raffinement avant que la chimiocratie ne s’empare de l’agriculture, de l’élevage et de l’industrie alimentaire, bien entendu. Tous deux se régalèrent consciencieusement ainsi que Nâo qui découvrait avec un vif plaisir que sa sensualité toute neuve avait plus d’un mode d’expression. Quant à Stréhor, sa première fringale calmée, il cessa de s’intéresser à la suite du menu, repoussa son assiette d’un air maussade.
— Je ne comprends pas comment vous pouvez continuer à vous empiffrer ! fit-il d’un ton sévère. Vous êtes pareils à des animaux ! Même vous, Nâo…
— Vous n’êtes pas obligé de nous regarder ! répliqua vertement la jeune femme.
— D’ailleurs, votre comparaison est fausse, enchaîna Karel, les animaux ne mangent pas, ils se nourrissent. Seul l’homme est capable d’apprécier un aliment ou une boisson par plaisir, même lorsqu’il n’a plus ni faim ni soif. J’ajouterai que vous vous comportez d’une façon fort incivile, mon cher. Nous sommes des invités dans cette maison, et la politesse la plus élémentaire exige que nous fassions honneur au repas que l’on nous offre.
Le commandant origien ne répondit que par un grognement indistinct. Après un dernier regard réprobateur il se leva, alla s’asseoir auprès de la baie en affectant de se plonger dans la contemplation du paysage obscur. Il demeura ainsi quelque temps, muré dans un silence outragé et ne s’anima à nouveau qu’au moment où le Terrien et ses compagnes achevaient leur dessert. Il se dressa, se mit en marche vers l’escalier.
— La soirée a été suffisamment longue pour moi, annonça-t-il d’un ton neutre. Puisque les légitimes propriétaires de cette maison ne se décident pas à se manifester en personne, je n’attendrai pas davantage, je vais me coucher.
Vous avez bien dit qu’il y a quatre chambres à l’étage ? Je choisis la dernière. Bonne nuit.
Ils le regardèrent disparaître au sommet des marches, émirent avec un parfait ensemble un soupir de soulagement.
— Karel, murmura Frann, tu as fait allusion au devoir des invités envers leurs hôtes. Crois-tu qu’ils seraient très fâchés s’ils apprenaient que deux des chambres vont demeurer vides cette nuit ? A moins que Nâo ne tienne à occuper la sienne ?
Les pommettes de cuivre de la jeune femme accentuèrent d’un ton sa chaude couleur.
— Bien sûr que non ! Pourtant je suis un peu effrayée… J’ai la sensation que nous ne sommes pas seuls, qu’on nous observe. Ces plats, ces bouteilles ne sont pas venus par eux-mêmes. Ceux qui nous les ont apportés, nous ne les avons pas vus, mais eux, ils nous voient certainement…
— Et tu aurais honte de faire l’amour sous leurs yeux ?
— Honte ? Je ne sais pas… Ce n’est peut-être qu’une dernière réaction de défense de mon ancien moi. Il y a si peu de temps que je suis libérée, j’ai encore un peu peur de cette nouvelle Nâo…
— C’est la faute de ce puritain de Stréhor ! Si seulement il était retourné sagement auprès de sa noble mère au lieu de nous imposer sa présence qui gâche tout ! Mais maintenant qu’il s’est enfermé dans sa chambre, oublions-le.
Nous allons recréer notre atmosphère à nous. Attendez-moi, je ne serai pas longue.
La jeune fille s’élança, gravit quatre à quatre l’escalier. Trois minutes plus tard, elle reparaissait et, rayonnante, s’avançait d’une démarche dansante jusqu’au milieu de la pièce.
— Que tu es belle ainsi…, murmura Nâo en serrant instinctivement le bras de Karel.
D’une fascinante beauté… Disparue la longue et triste robe origienne. A sa place, la jeune fille avait revêtu une vaporeuse tunique lavande en forme de chlamyde sans manches, retenue par un crochet d’or à l’épaule droite, serrée à la taille par une souple chaîne de même métal et dont la partie inférieure retombant jusqu’à mi-cuisses était fendue de chaque côté de façon à découvrir à chaque mouvement la jambe entière. La translucidité de l’impalpable tissu aggravait encore l’audace provocante de la coupe ; le « vêtement » était semblable à une écharpe de brouillard mauve jouant indiscrètement avec les rondeurs du corps doré. Et lorsque Frann virevolta, les pans tourbillonnèrent en auréole phosphorescente autour de l’ultime rempart du minuscule triangle d’un slip fait d’un chatoyant réseau de perles nacrées. La jeune fille lança vers le couple une mince poignée d’étoffes.
— J’avais vu que les armoires des chambres contenaient des costumes. On attendait donc de nous que nous adoptions la mode locale. Elle vous plaît, n’est-ce pas ? Pour Nâo, j’ai choisi une couleur ensoleillée, ça lui ira merveilleusement. Pour Karel, il fallait quelque chose de plus masculin. Mais je n’ai rien trouvé qui ressemble à des pantalons. Il devra se contenter de ce paréo bleu nuit… Tant pis pour lui si ce trop léger vêtement se montre incapable de le défendre contre nos attaques !
En un clin d’œil, le Terrien se transforma en Polynésien convaincant. Nâo hésita quelques secondes, mais au même moment, comme pour l’aider à vaincre un reste de pudeur, la lumière baissa, la pénombre envahit la salle. Seul un dernier reflet s’attarda sur le slip scintillant, s’effaça lorsqu’elle eut endossé sa tunique. Pendant un moment il n’y eut plus que le rougeoiement des braises incandescentes crépitant dans la grande cheminée. Tous trois se rapprochèrent, s’agenouillèrent sur la blanche fourrure étendue devant l’âtre, laissant leurs corps presque nus s’imprégner de tiédeur. Puis, progressivement, la lumière grandit à nouveau. Seulement elle n’émanait plus des mêmes sources ; c’était l’une des parois du living-room, le mur opposé à celui de l’escalier, qui semblait se fondre tout entier, s’évaporer pour laisser place à un vide insondable au sein duquel montait une lueur d’aurore à chaque instant plus intense.
Bientôt des images naquirent, emplirent le cadre devenu immense. Des images imprécises, à la fois lointaines et toutes proches, pareilles à d’indistincts paysages vus au travers d’un voile irisé. Des perspectives d’une extraordinaire beauté irréelle qui se succédaient dans une mouvante transformation. Tantôt des montagnes enneigées vibrantes de soleil se laissaient deviner pour se changer en d’immenses forêts où le vent faisait danser des rayons d’or et des ombres bleues, tantôt les vagues d’une mer de saphir s’écrasaient en hautes dentelles d’argent sur des falaises pourpres ; tantôt le velours de la nuit s’étendait, scintillant d’étoiles géantes.
Peu à peu, les scènes se firent moins figuratives, moins picturalement évocatrices tandis que, parallèlement, les couleurs devenaient plus intenses, plus chaudes. Il n’y avait plus maintenant qu’une draperie tridimensionnelle de formes mouvantes, une mystérieuse danse de polychromies ondoyantes. Presque inaudible d’abord, une musique s’éleva, emplit progressivement la pièce ; une étrange symphonie qui n’était pas instrumentale mais dont chaque note, chaque arpège paraissait se former de lui-même dans l’atmosphère, s’accorder, s’épandre, retomber pour renaître ailleurs, différent, plus vibrant, plus pénétrant. Dans l’écran immatériel, le ballet des formes lumineuses obéissait au même rythme d’instant en instant plus impérieux. Elles se frôlaient, s’enlaçaient, se dénouaient, se rapprochaient à nouveau plus longuement jusqu’à s’interpénétrer et alors leurs couleurs changeaient, se fondaient en fulgurantes synthèses palpitantes, traversées d’un éblouissement de flammes étincelantes. Frann se souleva.
— Je sais !… Ce sont eux que nous voyons maintenant ! Peut-être pas vraiment eux-mêmes, mais sûrement leurs… leurs auras ! Ils sont en train de s’aimer !
De fait, il émanait de cette vision une onde torride de sensualité qui, maintenant, atteignait les trois spectateurs, incendiait leur chair. Le poignant crescendo de la symphonie vrillait leurs nerfs, déchaînant la montée d’un irrésistible désir accru encore par l’insidieux enveloppement d’une vague de parfums brûlants.
— Je n’en puis plus…, gémit la jeune fille. Nous aussi, ici, tout de suite !…
Le hasard voulut que le corps le plus proche du sien fût celui de Nâo. Mais cela n’était pas pour diminuer son élan ; au contraire, peut-être. Pour la première fois elle serait l’amante de la jeune femme sans Karel interposé. Elle dégrafa la ceinture d’or, arracha le slip de perles ; un premier râle de volupté monta. Le Terrien haussa philosophiquement les épaules ; si l’attitude de Frann rendait ses lèvres et ses mains inaccessibles, le reste tout entier était livré sans défense à sa convoitise. On verrait bien qui aurait le dernier mot.
Rien n’existait plus hormis le délire qui les emportait vertigineusement. La sublimation des extases les arrachait du réel ; ils ne s’aperçurent même pas que le grand écran tridi s’était éteint et que l’éclairage normal était revenu. Ils ne virent pas non plus la tête de Stréhor apparaître un instant en haut des marches, n’entendirent pas le cri étranglé qu’il poussa ni les échos de sa course précipitée. Les amoureux sont toujours seuls au monde, même quand ce monde englobe trois univers…
Ce ne fut que le lendemain, assez tard dans la matinée, après avoir voracement partagé le revigorant petit déjeuner disposé sous la pergola par les invisibles serviteurs, qu’ils commencèrent à s’étonner de ne pas voir apparaître le commandant origien.
— Il est impossible qu’il dorme encore ? fit Karel. Il est au moins onze heures au soleil…
— Il boude, sourit Frann. Il a dû exiger qu’on lui apporte son repas dans sa chambre…
— C’est vrai ! Il n’y a que trois assiettes sur la table ! J’espère que cela signifie que tu ne te trompes pas.
— Je vais aller frapper à sa porte, décida Nâo. Cette attitude est stupide !
— Dans cette tenue ?
L’idée ne les avait même pas effleurés de remettre leurs anciens et pudiques costumes. Ils se sentaient tellement à l’aise dans ceux qu’on leur avait offerts. L’armoire découverte par Frann paraissait inépuisable ; ce matin, la jeune fille en avait tiré une tunique du même argent que sa chevelure. Celle choisie par sa compagne était d’un orange lumineux et le paréo de Karel bleu vif. Toutefois les étoffes ne variaient que par leurs translucides couleurs, par leurs coupes et leurs dimensions ; elles étaient toujours aussi impudiquement anti-origiennes que possible.
— Pourquoi pas ? répliqua la jeune femme avec une lueur de défi dans ses prunelles fauves. Il faudra bien qu’il s’y accoutume ! Du reste il est vraiment dommage que son conditionnement soit aussi imperméable, il est réellement beau garçon.
— Tu fais vraiment de plus en plus de progrès ! fit gaiement Karel. Va et, s’il ne tombe pas en syncope sous le choc de ton apparition, ramène-le-nous.
Elle ne tarda pas à revenir et, en la voyant, le Terrien fronça légèrement les sourcils.
— Ton visage est presque pâle ! Il est arrivé quelque chose ?
— Stréhor a disparu ! Et l’accès à la terrasse supérieure est grand ouvert, il a dû partir !
— Pour aller où ? Il est complètement fou !
La décision des recherches fut immédiate ; ils retrouvèrent facilement les traces du fils de Wendro dans l’herbe dont la rosée venait à peine de s’évaporer, laissant bien visibles les tiges couchées. Les empreintes étaient espacées, plus accusées à la pointe qu’au talon ; Stréhor avait couru éperdument droit devant lui, comme s’il fuyait un danger ou…
— Il a dû se lever et nous voir pendant que nous faisions l’amour, émit Frann. Il n’a pas pu soutenir un pareil spectacle. Mais où peut-il bien être ? Terré dans les bois ?
Les traces franchissaient le ruisseau, continuaient tout droit pendant deux cents mètres, s’interrompaient brusquement. Stréhor se trouvait quelques pas plus loin, couché à plat ventre dans l’herbe, immobile. Une large blessure béait au milieu de son crâne, pleine de caillots noirs et de débris blanchâtres de matière cérébrale. L’un de ses bras était tordu dans une position impossible, comme brisé par un choc géant. Seule une chute du haut d’une falaise tête la première aurait pu causer de pareilles lésions, mais le terrain était absolument plat, recouvert d’une herbe épaisse comme un tapis moelleux. Il n’y avait pas le moindre bloc de rocher à proximité, même pas un simple caillou. En tout cas, le doute n’était pas permis. Il était bel et bien mort. Pour la deuxième fois…
*
* *
— Comment ce drame affreux a pu arriver ?… fit Nâo d’une voix tremblante d’horreur. Qui l’a frappé aussi sauvagement ?
— La prairie ne porte aucune trace autre que les siennes, répondit Karel d’une voix étrangement lointaine. Il était seul… Il s’était lancé dans une fuite aveugle et il s’est jeté dans le vide pour s’écraser. Ne me demande pas où ni comment, ni pourquoi nous le retrouvons ici et non au pied d’un précipice… Mais je suis sûr qu’il courait volontairement à la rencontre de son destin.
— Tel qu’il était, enchaîna mentalement Frann, il ne pouvait accepter ce monde ni être accepté par lui.
— Accepté ? murmura Nâo. Pourquoi alors ne l’ont-ils pas remporté dès la première heure en même temps que le vaisseau ?
Le Terrien eut un léger sursaut, regarda avec curiosité la jeune femme, sourit lentement.
— Tu as entendu ce que vient de dire notre compagne ?
— Évidemment ! Elle parlait à voix très basse mais je ne suis pas sourde !
— Elle ne s’exprimait pas oralement, elle pensait seulement. Elle possède la faculté de communication télépathique. Moi aussi, mais seulement depuis le premier jour où elle et moi nous sommes rencontrés par l’esprit avant de le faire par le corps. Ce même don vient de s’éveiller en toi. Il me semble d’ailleurs qu’il avait déjà commencé à se manifester plus ou moins consciemment. Essaie de me répondre sans ouvrir la bouche.
Nâo fixa intensément le jeune homme, ferma les yeux. Faibles, hésitantes, les ondes psi parvinrent jusqu’au cerveau de ses compagnons.
— C’est vrai… Je ne me rendais pas compte… Je croyais seulement deviner parce que je vous aimais… Vous m’entendez donc vraiment ?
— Nous t’entendons vraiment, confirma Karel à voix haute. Ton psychisme se libère définitivement de sa gangue. Le choc de la mort de Stréhor a dû agir comme un catalyseur.
— Regardez ! s’écria soudain Frann. Son corps disparaît.
A l’appel de la jeune fille ils baissèrent les yeux vers le gisant, assistèrent avec une indicible stupeur à l’incroyable phénomène. A leurs pieds, la forme inerte paraissait devenir diaphane, translucide, de plus en plus immatérielle. Il semblait même aussi que la mortelle blessure du crâne se refermait sous le casque des cheveux dorés, mais l’entière silhouette devenait si transparente, si vaporeuse qu’il ne s’agissait peut-être que d’une illusion. Ils ne purent préciser à quelle seconde le cadavre disparut totalement ; ils réalisèrent seulement que les contours encore apparents n’étaient plus que le vague dessin tracé par l’herbe couchée sous un poids qui n’était plus là. Maîtrisant son trouble, le Terrien s’agenouilla, avança la main, toucha le sol à l’endroit où avait reposé le torse, se releva.
— Plus rien… « Ils » l’ont emporté…
— Nous ne pourrons même pas lui donner une sépulture, fit douloureusement Nâo. C’est injuste !
Frann se tourna vers elle, l’étreignit tendrement.
— Tu as mal… Il ne le faut pas. Ce que nous avons vu n’était qu’un corps. Nous ne savons même pas s’il était vraiment réel, nous ne l’avions pas touché. Rappelle-toi les images, hier. Existaient-elles ou n’étaient-elles qu’une projection onirique ? Elles aussi se sont effacées comme lui…
— Tu as sans doute raison mais tout cela me bouleverse. Que devons-nous faire maintenant ?
— Rien, répondit nettement Karel. Nous ne pouvons prendre aucune initiative. Rentrons dans la maison et continuons à attendre.
Déjà autour d’eux l’herbe se redressait, oblitérant les empreintes de la course éperdue. Ils retraversèrent le ruisseau, montèrent les marches gazonnées, passèrent la pergola où la table blanche était maintenant vide, entrèrent.
— C’est curieux, murmura Karel, je m’attendais presque à trouver quelque chose de changé. Je me demande bien pourquoi…
— Je partageais cette intuition, émit Frann. Attends !…
La jeune fille courut vers l’escalier intérieur, monta les marches quatre à quatre. A peine au sommet elle se retourna.
— Venez voir !
Le pressentiment avait été juste, mais il ne concernait que l’étage. Le couloir, les portes, les cloisons, tout avait disparu ; il n’y avait plus qu’une seule pièce occupant toute la surface. Une très grande chambre au lieu de quatre, richement décorée de tentures brillantes et au plancher entièrement recouvert d’une épaisse moquette. La métamorphose s’étendait aussi à l’ameublement. A la place des armoires, une grande penderie à portes coulissantes pleine de soyeuses étoffes multicolores. Un grand miroir surmontait une élégante coiffeuse chargée de flacons de cristal. En face, des coussins s’empilaient sur un long divan de cuir havane. Une table ovale supportait un lourd vase de céramique contenant une magnifique gerbe de fleurs. A l’extrémité opposée, une draperie de velours incrusté d’argent masquait l’entrée d’une luxueuse salle de bains où la baignoire creusée en dénivellation au-dessous du dallage avait presque les dimensions d’une petite piscine. Mais le meuble essentiel se trouvait au centre : le lit. Long de plus de trois mètres et d’une largeur égale, très bas, entièrement recouvert d’une somptueuse fourrure d’un blanc lumineux. Il attirait irrésistiblement le regard. La jeune fille se laissa tomber sur la couche moelleuse.
— Ils ont compris ! Ils veulent que nous soyons ensemble même pour dormir.
— Pas seulement pendant le sommeil, fit le Terrien. Tu as remarqué que toute cette partie du plafond n’est qu’un grand miroir ?
— Ce n’est pas du tout convenable ! protesta Nâo. Je ne sais pas si je dois accepter de nous voir en même temps que…
Elle n’alla pas plus loin ; Frann venait de la saisir par un bras, la déséquilibrait, la faisait tomber à son côté. Elle tenta de se relever mais déjà Karel était là, l’enlaçait.
— Non !… gémit-elle en un ultime sursaut de défense. Pas tout de suite après…
— Après quoi ? Ce n’était qu’un rêve, un cauchemar… Il n’est pas mort, tu le reverras ! Regarde plutôt comme tu deviens merveilleusement belle dans l’amour…
Quand ils redescendirent, le repas les attendait, mais cette fois, au milieu des cloches d’argent et des flacons scintillants se dressait, comme dans la chambre, un odorant bouquet de fleurs.
*
* *
Dans la maison solitaire au cœur de la verte prairie, la vie se poursuivit pendant des jours et des nuits dont ils ne cherchèrent pas à connaître le nombre. Rien n’avait plus de réalité tangible en dehors d’eux-mêmes et de leurs joies toujours renouvelées. Ils avaient totalement cessé de se poser des questions. Le passé s’était effacé dans une brume impalpable, l’avenir était un mot vide de signification. Seul le présent était. La course du temps n’était pas rythmée par les froides aiguilles d’une horloge, il n’y en avait d’ailleurs aucune dans la maison, mais par l’immatériel enchaînement des joies sensuelles. Tout était plaisir sans ombre : plaisir de déguster des plats savoureux, plaisir de s’abandonner à la légère ivresse née des vins parfumés, plaisir de courir dans la prairie, de nager dans le petit lac ; le plaisir même de dormir d’un reposant sommeil sans rêves. Mais surtout, plaisir vertigineux des caresses, des baisers, des étreintes. Tout s’y prêtait, tout semblait conçu pour ranimer le désir : l’immense lit si bas qu’on ne pouvait qu’y tomber, la grande vasque de la baignoire toujours remplie d’une eau tiède et si accueillante, l’herbe elle-même aussi douce qu’une fine mousse de soie. Ensuite les heures de lassitude heureuse étaient encore un enchantement.
Parfois aussi les « formes » réapparaissaient, mais elles n’étaient plus extérieures, comme vues au travers d’un grand écran tridi, elles évoluaient autour d’eux, ignorant les murs. Tantôt, ainsi que la première fois, leurs danses suggestives venaient exalter leurs ivresses amoureuses en les reflétant ; tantôt elles étaient simplement là, flottant paresseusement, à peine discernables, ombres de couleur pareilles à de tièdes irisations.
Vint un moment où elles cessèrent de se montrer sans que pour autant les hôtes de la maison s’en étonnent ou s’en inquiètent. Ils savaient désormais qu’ils n’étaient pas seuls dans ce monde inconnu et que, même invisibles, les scintillantes présences ne les avaient pas quittés. D’ailleurs, avaient-elles été autre chose que des projections de pensées, des « spectres » au sens de la physique ondulatoire ? Sur la platine d’un microscope, comment l’objet voit-il l’œil qui le scrute au travers de l’oculaire, sinon sous la forme d’un réseau polychrome mouvant ? Les observateurs avaient terminé leur étude, abandonné leurs instruments ; bientôt ils se manifesteraient tangiblement.
Le premier indice matériel fut une nouvelle modification dans la structure de la résidence ; un simple détail d’ailleurs. Ils le remarquèrent un matin en descendant l’escalier : au fond du living-room, au milieu de la paroi du fond opposé, se dessinait le cadre d’une porte qui n’avait jamais existé jusqu’alors. A première vue, son utilité ne semblait pas évidente puisque, logiquement, elle ne pouvait donner que sur les massifs floraux entourant la maison. Mais, quand Karel l’ouvrit, il poussa une brève exclamation de surprise. Il n’y avait rien au-delà de l’embrasure. Un rien absolu, un vide noir qui le fit instinctivement reculer d’un pas. Pendant une seconde il avait éprouvé l’angoissante sensation de se trouver au seuil d’un insondable néant prêt à l’engloutir en une vertigineuse chute immobile dans l’infini. Le cœur battant, il repoussa le panneau, s’y adossa pour reprendre son souffle.
— Je n’ose comprendre…, murmura-t-il. J’ai cru me trouver au bord d’un espace non dimensionnel…
Les jeunes femmes étaient tout près de lui ; elles avaient vu, elles aussi. Frann avait obéi au même réflexe et s’était également écartée ; en revanche Nâo n’avait pas bougé. Elle continuait à fixer le battant clos d’un regard étrange, presque halluciné.
— Tu as entendu ? fit-elle d’une voix sourde.
— Non. Pas le moindre son. Pas plus que je n’ai distingué le moindre reflet de clarté. C’est le vide total…
— Tu n’as pas entendu…, répéta-t-elle lentement. Je sais pourquoi. L’appel n’était destiné qu’à moi…
— Un appel ?
— Oui. C’était la voix de Stréhor. J’en suis certaine. Il criait mon nom ! Il m’ordonnait de venir le rejoindre ! Il est là ! Il m’attend !
— Tu as été le jouet d’une illusion…
— Ce n’est pas vrai ! C’est bien lui !
D’un seul coup son visage s’était transformé, durci ; un masque de métal où les prunelles fauves subitement agrandies brûlaient d’une lueur farouche. Sa main se leva, se plaqua sur la poitrine du Terrien qu’elle repoussa avec une violence telle qu’il chancela, rompit de deux pas pour ne pas rouler sur le plancher. Avant qu’il n’eût retrouvé son équilibre, Nâo avait rouvert la porte, la franchissait d’un bond. De lui-même le panneau se referma instantanément. Demeurés seuls, Frann et Karel se regardèrent, paralysés de stupeur. Ce moment de désarroi fut très court : le Terrien se ranima, agrippa la poignée, tira de toutes ses forces. Rien ne bougea, la serrure s’était refermée, barrant définitivement le passage vers le néant. Sans insister davantage, Karel fit volte-face, courut vers la terrasse, la contourna, plongea au travers des buissons en fleur au pied du pan extérieur de l’édifice. Le mur était lisse, uni, sans la moindre trace d’ouverture ; le sol était vierge de toute empreinte. Il revint lentement vers l’entrée d’où émergeait Frann.
— Inutile de chercher, émit-elle. La porte aussi a disparu… Elle n’a existé que pour être franchie par Nâo. Je suis sûre que notre sœur ne se trompait pas. Stréhor l’appelait de l’autre côté.
— Mais cet autre côté était un vide démesuré, infini !
— Qui sait si cette même porte ne s’est pas présentée devant lui au milieu de la prairie quand il fuyait dans la nuit ? Il est tombé dans ce vide, s’est écrasé en bas…
— Il en aurait été de même pour Nâo ? Elle aurait connu le même destin ?
— Sans doute fallait-il qu’ils meurent l’un et l’autre pour être enfin vraiment libérés… Pour revivre ailleurs, ensemble…
Le Terrien hocha pensivement la tête. Il contempla un instant le vivant visage de la jeune fille puis son regard la dépassa, s’arrêta sur la table de la pergola. Le petit déjeuner était servi et il ne comportait que deux couverts.